vendredi 4 avril 2014

samedi 25 janvier 2014

Zone grise aux éditions de l'Olivier

 
"Je ne suis retenu à rien et pourtant je suis toujours là, au milieu de ce monde qui ressemble trop à celui des vivants pour ne pas l’être et pourtant ne l’est pas. En quoi sont-ils vivants, ces gens dans cette pièce, par rapport à moi ? Je dirais qu’ils sont concentrés et patients. Je dirais aussi qu’ils ne font pas d’histoires, ils font même des efforts, encore".



Assis autour du narrateur dans la salle ronde d’un centre de formation, cinq autres chômeurs doivent apprendre à trouver un emploi. L’objectif à atteindre est d’une netteté évidente : être OK dans un monde OK, optimiser ses performances, savoir se vendre.

Pourtant, cet homme ne se souvient plus du jour de son arrivée ni même des raisons de sa présence. Il ne lui reste que quelques indices sauvés de sa mémoire et le sentiment que quelqu’un ou quelque chose le retient ici, dans cette sphère d’entraînement à la lisière d’une forêt gelée, un 25 décembre.

Quel est ce lieu, cette zone où, entre deux simulations d’entretien, l’on s’inquiète au sujet d’un rôdeur et du nom oublié d’une fille disparue ? Et à quoi tient ce gris, partout ?

Ce texte qui échappe au pur réalisme est un véritable roman policier psychique.

Zone grise est le premier roman de deux sœurs, C. et L. Mary.


EN LIBRAIRIE LE 6 FEVRIER



EXTRAIT


"Le cercle de verre est dans mon dos, du moins je le crois. Mais je me méfie, il suffit d’être étourdi et une vitre transparente vous éclate le nez comme si vous l’aviez trahie. Oui, pour sûr, j’aurais bien le temps, plus tard, de venir leur faire un petit bonjour ; j’arriverai pour le quatrième, peut-être le cinquième exercice. Aujourd’hui du moins, plus tard, on verra. J’ai retenu la découpe du temps, c’est ma force. J’ai toujours gardé en mémoire les emplois du temps, ici c’est : six exercices par jour pour six participants pendant six jours. À côté, c’est une autre ritournelle, tout aussi calibrée. Mais je suis trop fatigué pour écouter leurs cadences. Elles me font mal.

J’ai envie de mon lit. Des sourires pourraient s’échanger sur le dos de cette phrase. C’est bien, auraient-ils dit. Il a envie.

Je marche. Au début, je suis la trajectoire de l’air qui sort de ma bouche. Je crois que je n’ai jamais vu autant de buée, cela m’impressionne. Le cercle dans le dos et tout autour, un désert blanc. Il faut bien choisir une direction puisque je ne me souviens pas d’où je viens. Je pose mon pied sur la nappe immaculée, il s’enfonce dans une matière spongieuse jusqu’au jarret, c’est agréable cet enfoncement puis furieusement mouillé, à mon contact l’éponge rend sa pisse ; je retire mon pied. Nappe entachée. Je l’ai percée, laissant devant moi une mélasse brunâtre de terre et de cailloux mêlés, de la forme d’un pas. Je n’aurais pas pu mieux faire pour les emmerder. Je recommence, tournant la tête chaque fois pour me figurer mon ouvrage. À travers les flocons s’accrochant comme des sangsues à mes cils, je vois mon corps, que je sens encore moins qu’à l’ordinaire, signer des mouvements, il danse par petits tressautements ; à cette fréquence, un archet vibrerait à son seul contact mais le son de l’instrument deviendrait si vite insupportable que même une mère patiente le confisquerait.

Un heurt brutal contre la cheville met la chorée à terre. La glace est dans mon dos, du moins je le crois ; car le spectacle au-dessus n’est pas chose différente. Une immensité d’albâtre, pure, encore. J’ai envie de marcher dessus. Il a envie ? La jambe engourdie se lève, des abdominaux que je croyais défunts marchent à plein régime mais rien ne vient interrompre la course de ce bout de pied fouillant l’air comme la langue stupide d’un chien stupide. Je marche d’un seul pied dans le vide ; mon éclat de rire tranche, le silence saigne comme les dessins laissés sur ma cheville par les brindilles. Je me promène à l’envers, c’est un jeu que je connaissais bien il y a très longtemps, le petit miroir tourné vers le plafond de l’appartement et moi qui regarde dedans et marche sur la peinture écaillée des murs, les livres serrés et mal alignés de la bibliothèque, qui parviens à glisser sans tomber sur l’abat-jour en verre de la lampe, là attention !, vrai mur entaille vrai front, les adultes ne comprennent pas comment l’enfant peut ne pas les voir, ces murs. Et ils sont là à nouveau, tous autour de moi, me surplombant de leur bon sens et de leur autorité érectiles, partout autour de moi de longs bâtons noirs aux crânes dégarnis dressés vers le ciel, je le devine, l’écorce en sommeil est rugueuse sous les doigts gelés, je ne sens rien. Je suis tombé dans la forêt.

J’ai sous moi un lit sans frontières où le sommeil pourrait être profond.

Je me redresse pourtant, comme si cela était une évidence. Je m’aperçois que je n’ai pas pénétré dans la forêt, je suis tombé à sa lisière. Mon regard glisse sur un bâtiment de deux étages situé à quelques mètres. Il n’a aucune architecture d’ensemble, pas de contours définissables. Les encadrements des fenêtres et les portes de couleur bleue paraissent avoir été collés dans l’air comme des gommettes sur une page blanche. Il me semble bien qu’il y a devant la construction, pas complètement recouverte de neige, cette monstrueuse balance de la justice qu’est le tape-cul. Ça pue l’enfance. Les stores rayés donnent à l’ensemble la couleur des vacances, une couleur de vide qui me force à faire demi-tour. Je retrouve les traces de pas laissés à l’envers, ce sont elles le chemin. Je suis le sillon déjà tracé par le fieffé laboureur que je suis, automate. En quelques enjambées, le cercle de verre est à nouveau devant moi. Je sais où je vais. D’abord le hall d’accueil où trône cette chose pointue qui laisse des épines partout et interdit de marcher en chaussettes pendant des jours. Cette chose, coupée, que l’on couvre de boules rutilantes et de grands colliers débiles pour se faire pardonner. Ève nous a demandé de le décorer pour, a-t-elle chantonné, partager un moment de convivialité en cette période où tout le monde souhaiterait être en famille. J’ai dit que j’étais trop occupé moi, je ne savais pas si j’aurais le temps d’être en famille.

Ève a ajouté : « C’est dommage que vous partiez le 30, nous aurions pu préparer une belle soirée pour le nouvel an. » Décidément Ève vit dans un drôle de temps.

Pas une âme à qui demander son chemin dans ce hall, on nous a prévenus, nous serons seuls ici pendant la période des fêtes, ce sont les conditions de la solidarité, prêter généreusement les locaux lorsque personne n’en a besoin. Pendant que Fiston gagne sa première étoile. De toute façon, je n’aurais pas demandé mon chemin et puis, ils ont déjà tout prévu. Je presse le pas dans le long couloir, suis les flèches fluorescentes sur les murs indiquant la direction à suivre.

À nouveau, je suis dans ce lieu qu’ils appellent l’Heptasphère".